Acclamé par la blogosphère et la critique, le recueil de nouvelles Expiration de Ted Chiang a-t-il séduit ce vieux grincheux de Xapur ? Retenez votre souffle…
Résumé
(source éditeur)
Les neuf histoires qui constituent ce livre brillent à la fois par leur originalité et leur universalité. Des questions ancestrales – l’homme dispose-t-il d’un libre arbitre ? si non, que peut-il faire de sa vie ? – sont abordées sous un angle radicalement nouveau.
Ted Chiang pousse à l’extrême la logique, la morale et jusqu’aux lois de la physique pour créer des mondes inédits dans lesquels les machines en disent long sur notre humanité.
Auréolé d’un immense succès critique et commercial aux États-Unis, Expiration est en cours de publication dans vingt et un pays, installant définitivement son auteur parmi les écrivains américains les plus importants.
Éditeur : Denoël, collection Lunes d’Encre – Traduction : Théophile Sersiron – Date de parution : 02/09/2020 – 464 pages
L’Auteur
(source Wikipédia, l’auteur n’ayant pas de page dédiée chez son éditeur, ahem…)
Diplômé d’informatique de l’Université Brown de Providence (Rhode Island), Ted Chiang suit un stage à l’atelier d’écriture Clarion. Il vit aujourd’hui près de Seattle et travaille dans l’industrie informatique.
Peu prolifique, Ted Chiang n’a publié entre 1990 et 2015 que quinze nouvelles, publiées dans des fanzines. Les huit premières sont au sommaire du recueil Stories Of Your Life and Others, publié en français sous le titre La Tour de Babylone. Un deuxième recueil, Expiration (Exhalation en version originale) est paru en septembre 2020.
Ted Chiang a néanmoins déjà remporté un grand nombre de prix littéraires : La Tour de Babylone, la première nouvelle publiée par l’auteur, reçoit un prix Nebula ; L’Histoire de ta vie est récompensée par un autre Nebula et le prix Theodore-Sturgeon ; Soixante-douze lettres a les honneurs du prix Sidewise ; L’enfer, quand Dieu n’est pas présent reçoit les prix Hugo, Nebula et Locus ; Le Marchand et la Porte de l’alchimiste remporte les prix Hugo et Nebula ; Exhalation / Expiration obtient les prix Hugo et Locus ; The Lifecycle of Software Objects / Le cycle de vie des objets logiciels reçoit les prix Hugo et Locus et enfin Omphalos le prix Locus.
Et bien sûr le film Premier Contact, adapté de sa nouvelle L’Histoire de ta vie, lui a apporté une reconnaissance mondiale.
Mon avis
Expiration est doté d’un beau bandeau (bleu, ça change du rouge dont sont affublés 90 % des livres maintenant !), et comporte un blurb signé… Barrack Obama. Si Obama a aimé, c’est forcément que c’est bon, tant il est une référence pour les lectures de SF, non ? D’ailleurs, la charte graphique de la collection a valsé elle aussi, sans doute afin de moins cataloguer l’oeuvre en Imaginaire. Bon, trêves de taquineries et passons au contenu et aux neuf nouvelles (ou novellas) du recueil – dont certaines ont eu des prix prestigieux, et pas qu’un peu. De longueur et, forcément d’intérêt variable (quoique), les voici en détail. Je précise qu’en fin d’ouvrage, l’auteur livre quelques notes sur les textes, des anecdotes qui sont très intéressantes et éclairent la genèse ou l’idée maîtresse de ces œuvres. J’aimerai d’ailleurs que l’on retrouve cette initiative plus souvent dans les recueils, ça remplacerai agréablement les préfaces qui déflorent les textes !
Le marchand et la porte de l’alchimiste
A la lecture, j’ai pensé aux contes des Mille et Une Nuits et je ne me suis pas trompé puisque l’auteur l’a voulu comme tel. Une atmosphère arabisante (l’action se déroulant notamment à Bagdad en des temps reculés), une histoire racontée par le protagoniste à un calife dont il cherche l’aide, un objet magique situé dans l’arrière-boutique d’un magasin dans les souks, cela rappelle forcément ces contes. Et Chiang nous y parle quand même, mine de rien, de trous de ver, de passage temporel, de modifications (ou pas) liées au voyage dans le temps, en augmentant progressivement la difficulté pour le lecteur à suivre les éléments narratifs qui s’entremêlent. Le héros, ayant en effet voulu revenir sur un événement tragique de son passé, se retrouve englué dans la toile du temps (sic). Chaque action en entraîne une autre qui en entraîne une autre, jusqu’au final mi-figue mi-raisin, sans que la morale ne soit trop pesante. Un récit très agréable à lire.
Expiration
J’ai chroniqué cette nouvelle dans cet article, je vous y renvoie donc. Elle a été fort justement multi-primée.
Ce qu’on attend de nous
Un très court texte de quelques pages qui traite du libre arbitre, via un étrange gadget. Faut-il appuyer sur son bouton, a-t-on réellement le choix ? C’est plaisant mais reste un bref exercice de style.
Le cycle de vie des objets logiciels
Une novella de 150 pages qui contraste avec le texte précédent ! Ana Alvarado est programmeuse et se retrouve embauchée dans une entreprise qui commercialise des espèces de compagnons artificiels, sorte de tamagotchi (qui s’en rappelle encore ?) croisé avec un animal de compagnie. L’I.A. de ces bestiole leur permet de progresser via un monde virtuel. Les anciens de Second Life, voire des MMORPGs s’y retrouveront sans doute. Puis ces « digimos » pourront s’incarner progressivement dans des corps robotisés et faire l’expérience du monde réel via des capteurs sophistiqués. La novella est intéressante car elle se déroule sur plusieurs années, tandis que les entreprises évoluent, se rachètent ou périclitent, que les serveurs informatiques se ferment, que les logiciels évoluent, les modes passent et les utilisateurs désertent peu à peu ces univers virtuels au profit d’autres. Ana s’attache à son digimo, qui passe avant son couple et l’auteur n’hésite jamais à faire le parallèle entre animal de compagnie et enfant, éducation et affection s’en mêlant, le digimo cumulant plusieurs aspects. Il faudra aussi limiter les utilisations abusives, les « objets connectés » pouvant être détournés à des fins bien loin de celles prévues par leurs concepteurs, et se demander jusqu’où on peut faire évoluer une I.A. Et si elle peut un jour s’émanciper de la volonté de son propriétaire pour devenir un individu à part entière. Très bien écrite, cette novella fait vraiment un joli travail d’anticipation (notamment grâce à la durée sur laquelle elle s’étend) et pousse ses idées (nombreuses et passionnantes) très loin. Seule la fin m’a un peu déçu, peut-être parce qu’elle est trop ouverte à mon goût ?
La nurse automatique brevetée de Dacey
Chiang a écrit ce texte pour une anthologie de Jeff VanderMeer consacrée à des expositions de musée. Il a donc eu l’idée d’une nourrice mécanique, automatisée, et l’a situé à une époque où les soins et l’éducation des enfants était le plus souvent déléguée à une nourrice (au moins dans une certaine frange de la population !). Alors, pourquoi pas une nourrice mécanique ? C’est l’occasion, bien sûr, de faire un parallèle entre les inventions des automates qui ont jalonné l’histoire et surtout de traiter l’éducation des enfants et l’amour, l’attention (ou pas) que l’on peut leur donner ainsi que ses conséquences sur leur construction et leurs émotions. Réussi et, si j’ose dire, grinçant !
La vérité du fait, la vérité de l’émotion
Un titre nébuleux, un rien grandiloquent pour un joli texte. Un croisement improbable et pourtant réussi entre la tradition orale dans un petit village en Afrique, qui rencontre l’écriture apportée par un missionnaire européen, et la haute technologie d’un futur proche dans lequel on peut enregistrer tous les éléments de son quotidien (difficile de ne pas penser à l’épisode Retour sur image de la saison 1 de Black Mirror. Si l’approche orale prend des libertés avec les faits écrits, parfois pour le mieux, l’enregistrement de nos activités permet de contredire l’image mentale qu’on s’est parfois forgée d’un événement. Chiang s’intéresse donc, comme le dit si bien le titre en fait, à l’écart entre ce qui s’est réellement passé et l’image ou l’impression ou encore la façon que l’on a de revisiter, modifier, occulter un souvenir. Et la comparaison entre les deux versions peut être salvatrice ou dévastatrice…
Le Grand Silence
Alors que le radiotéléscope d’Arecibo écoute les étoiles, une espèce intelligente aimerait, elle, être entendue : les perroquets de la jungle voisine ! Un court texte poignant qui accompagnait une exposition multimédia. Depuis Arecibo a mal fini mais l’homme a toujours plus tendance à regarder vers le haut qu’autour de lui, et à dépenser des milliards dans des projets faramineux plutôt que pour préserver la nature ou nourrir ses frères.
Omphalos
Habituellement, la religion et la science ne font pas bon ménage. Dans ce texte, la science, et en particulier l’archéologie, a confirmé l’existence de Dieu par la datation de la présence des premiers arbres sur Terre (apparus formés) mais aussi et surtout par celle des hommes « primordiaux », une génération « spontanée » qui explique bien mieux le peuplement que la seule descendance d’Adam et Eve. Mais quand l’astronomie remet en cause, au moins partiellement, la création de Dieu, comment ne pas avoir une crise de… foi (pardon, en cette période…). Dieu a-t-il créé le Monde volontairement ? La Science est-elle l’ennemie de la Foi ? L’Homme a-t-il besoin de Dieu pour exister et donner un sens à son existence ? Tant de questions qui perturbent l’archéologue au centre de ce récit atypique et réussi.
L’angoisse est le vertige de la liberté
Encore une longue nouvelle, encore un titre un peu pompeux, cette fois-ci Chiang s’intéresse à la physique quantique. On sait peut-être que le mot m’inspire souvent de la méfiance tant il est galvaudé et à la mode mais ne fait que rarement de bons récits (enfin, de ce que j’en ai lu). Ici, c’est le principe est de communiquer avec des univers parallèles, via un espace de poste de vidéoconférence, et de savoir ce qu’il s’y passe. La fenêtre spatio-temporelle est limitée, il faut donc être judicieux pour explorer ces présents alternatifs. C’est l’occasion d’avoir la réponse sur une décision importante, sur son devenir si on avait dit « oui » au lieu de dire « non », d’apprendre si son ou ses doubles ont mieux réussi dans la vie, au travail, en amour… Embringuée dans une arnaque qui profite crapuleusement de la situation, Nat va devoir faire les choix qui s’imposent à elle et vivre avec. Et l’auteur signe là un très bon texte qui explore avec succès cette thématique.
Conclusion
On rapproche souvent Ted Chiang de Ken Liu, personnellement je ne suis pas toujours fan du second (qui certes écrit bien mais à une tendance à utiliser trop d’artifices tire-larmes – et là, hop, je me fâche avec les 3/4 de la blogosphère^^) et là j’ai vraiment adoré ce recueil de nouvelles et de novellas. Certes, l’ensemble est un peu hétéroclite, mais c’est l’exercice de la compilation qui veut ça (les textes ont été écrits entre 2008 et 2019). C’est sans doute moins chargé émotionnellement que Liu (mais quand Chiang le veut, il peut, cf Le cycle de vie des objets logiciels par exemple) car le style est différent, et je salue au passage la traduction impeccable de Théophile Sersiron. J’ai trouvé les thématiques très intéressantes, parfois classiques mais très bien revisitées et parfaitement exploitées par Ted Chiang qui surprend, émerveille, inquiète parfois mais passionne toujours. Et ce n’est pas pour rien que le recueil s’est retrouvé dans mon Top 2020. A l’occasion, je me pencherai sur son autre recueil, La Tour de Babylone, et vous renvoie à une interview récente dans l’excellentissime Méthode Scientifique baptisée humoristiquement… Ted Chiang, l’inspiration. Respirez !
D’autres avis
Au Pays des Cave Trolls – Lorhkan – Les lectures du Maki – L’Épaule d’Orion – Sin City – …
Il faudrait que je lise aussi La Tour de Babylone. Merci du rappel et du lien 🙂
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Je me rappelle des Tamagotchi 😀
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Vive les vieux !
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Moi c’est l’inverse, j’ai lu « La Ménagerie de papier » et il faudra donc que je me lance dans celui-ci, ça a l’air dans la même veine qualitative. Surtout si même son quantique est bon. ^^
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J’avais déjà repéré ce recueil (il faut dire qu’avec une telle couverture, on ne peut que le remarquer). Je l’ai noté dans ma liste d’envies ; à voir quand est-ce qu’il rejoindra ma PAL mais, en tout cas, je suis bien curieuse de le découvrir =)
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La vérité du fait, la vérité de l’émotion est excellente et met en perspective notre façon de penser, raisonner. ce combat Raison vs Passion est terriblement d’actualité.
Les deux premières nouvelles sont renversantes. Le seul bémol, la longue novella Le cycle de vie des objets logiciels, pas vraiment top !!
Vive Ted Chiang ! Vive Ken Liu !!
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Non, tu ne vas pas te fâcher avec tant de monde. C’est vrai que Ken Liu utilise le levier émotion dans ces nouvelles. Je le dis d’ailleurs dans ma critique. Et c’est une des facettes que j’apprécie, car je ne le juge pas larmoyant.
Je vais découvrir Ted Chiang de mon côté et j’espère être épatée. Je suis confiance, ceci dit!
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J’avais déjà repéré tout le bien qu’en disait Lorhkan. Tu confirmes.
Je me souviens des Tamagoshi!!! Je n’en ai pas eu, pourtant. Mais je m’en souviens.
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Ah mais si tu lis les avis de Lorhkan, aussi^^. Enfin, cette fois il a raison s’apprécier ce recueil !
Et oui, les tamagoshi, une mode aussi intense qu’éphémère.
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Hâte de le lire celui-là. Effectivement je garde un souvenir assez « froid » de La tour de Babylone (même si ça ne concernait pas tous les textes), mais les idées étaient brillantes, alors je ne doute pas que ce soit pareil pour ce 2d recueil !
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Et bien oui je vais peut-être faire l’inverse, du coup, lire son premier recueil !
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