Depuis le temps que j’entendais parler de L’Echiquier du Mal, un des chefs d’œuvre de Dan Simmons, il était temps de le lire. Et sans ses 1200 pages qui en font une brique un peu dissuasive, je l’aurais d’ailleurs attaqué plus tôt. Mais finalement, et contre toute attente, il se dévore très rapidement. Plongée dans l’horreur…
Mon avis
Le prologue de L’Echiquier du Mal met dans l’ambiance, si j’ose dire, puisqu’il se déroule dans un camp de concentration en 1942. Là, tentant de résister à l’horreur et de se persuader de s’accrocher à la vie, le juif Saul Laski voit arriver dans son baraquement des nazis, dont l’un, l’Oberst (le Colonel en V.F.), utilise son mental pour le forcer à le suivre.
Des années plus tard, en 1980 (période où se situera l’essentiel du roman), trois « amis » se retrouvent et comparent leur « tableau de chasse ». On comprendra vite que ceux-ci, William Borden, Nina Drayton et Melanie Fuller sont en fait des monstres, des êtres disposant d’un pouvoir psychique qu’ils nomment le Talent et qu’ils utilisent pour asservir ou pousser à l’ignoble les êtres humains « normaux ». Seuls quelques Neutres, insensibles à leur pouvoir, sont à l’abri, ce qui ne les empêche pas, parfois, de servir ces vampires de leur propre gré (ce qui est à la limite encore plus monstrueux).
On parle bien ici de vampire même si on est loin du folklore transylvanien et que ces monstres en sont une version modernisée, capable d’imposer leur volonté uniquement par leur force mentale dès qu’ils voient leur proie. Et s’ils en tirent jouissance, satisfaction, il semble aussi que les actes terribles qu’ils leur font accomplir les aident à prolonger leur vie. Pas de sommeil en cercueil ou d’immortalité, mais un rajeunissement partiel et un regain d’énergie.
Vivant parmi les humains tels des parasites, ces vampires se livrent à une compétition dans l’horreur, semant ici ou là des meurtres ou des actes de cruauté inexpliqués et comparant leur palmarès grâce à des enregistrements audios ou des coupures de presse, Nina Drayton revendiquant par exemple l’assassinat de John Lennon ! Un jeu macabre leur permet de s’octroyer des points et de s’amuser des malheurs qu’ils ont provoqué et qui leur ont profité. Jusqu’à ce que les choses dégénèrent quand Nina s’en prend, inexplicablement, à son « amie » Melanie Fuller. Celle-ci s’en sortira de justesse, abandonnant sa maison de Charleston, en Caroline du Sud, en semant une piste de cadavres derrière elle, obligée qu’elle est de forcer à agir ceux qu’elle croise pendant sa fuite désespérée. Parmi eux, un photographe noir que sa fille, Nathalie Preston, décidera ensuite de venger.
Chargé de l’enquête, le faussement débonnaire et plouc shérif Bobby Joe Gentry flairera que quelque chose de louche relie les crimes étranges qui ont eu lieu en simultané. Si le F.B.I. ne semble pas s’en émouvoir outre mesure, un vieux psychiatre, l’ancien déporté Saul Laski, semblera en savoir plus qu’il n’en dit, et la jeune Natalie cherche également à comprendre l’assassinat gratuit de son père. L’enquête de ces trois personnages, tous attirant la sympathie par leur personnalité bien développée, révèlera la nature des monstres mais aussi des ramifications insoupçonnables. Car les trois évoqués à Charleston ne sont que la partie visible d’un iceberg ignoble. Les créatures ont en effet infiltré les médias, le show business et même la politique puisque certains semblent être des faiseurs de rois, proches des anciens, actuels et même futurs présidents des USA ! Qui plus est, ils se livrent à un jeu funeste, une partie d’échecs dont les humains ne sont que des pions, mais qui implique aussi parfois de détruire certains de leurs congénères.
Dan Simmons développe longuement, sans que cela ne soit pesant, les protagonistes de son énorme roman (1200 pages au format poche, quand même !). Et cela ne se fait pas sans risques pour le lecteur, tant de nombreuses situations sont insoutenables : camps de concentrations, massacres, meurtres sadiques, viols psychiques ou physiques et autres cruautés sont racontés. Tant par celui qui les perpètre et en jouit que par la victime désemparée qui ne contrôle plus son corps et doit obéir à son Maître, capable de la plier à ses souhaits ou d’annihiler le caractère et les pensées de sa « marionnette ».
Dans ces conditions, les efforts parfois naïfs des héros sont quasiment voués d’avance à l’échec face à des monstres ayant des décennies d’expérience, à la fois pour contrôler les autres mais aussi pour se mettre à l’abri. Une ambiance de paranoïa plane d’ailleurs sur ce roman dont aucun personnage ne sortira indemne. Simmons en profite aussi pour fustiger ses cibles fétiches (j’ai déjà pu en avoir un aperçu dans le recueil Le Styx coule à l’envers) : politiques, producteurs de cinéma et artistes, télé-évangélistes, éducateurs et professeurs… sont passés au vitriol d’une société américaine sur le déclin, marquée par la pauvreté des classes sociales dont la condition, en particulier celle des Noirs, est largement évoquée tout comme la misère dans les quartiers de Philadelphie (un de ses personnages est clairement et foncièrement très raciste). L’auteur ne me semble pas forcément prendre parti, semblant plutôt voir les problèmes des deux côtés, comme il le fait d’ailleurs en ce qui concerne les Juifs, Israël n’étant pas la panacée en matière de relations avec ses voisins arabes. Et il peut d’autant plus l’évoquer que l’un des héros malheureux a été victime du nazisme en Pologne et a failli succomber pendant la guerre. Sa quête se fait d’ailleurs en parallèle – et avec l’aide – de celle des chasseurs de nazis, mais la sienne est doublée d’un désir de justice (virant à la vengeance) teinté de fantastique.
Roman fleuve donc, page turner implacable difficile à lâcher malgré les thèmes glaçants et l’horreur que manient les créatures qui hantent ces pages, L’Echiquier du Mal est une énorme réussite et mérite son statut de chef d’oeuvre. Et il ne peut que marquer durablement son lecteur (averti). L’Imaginaire côtoie des thèmes politiques et sociaux, et on ne peut que frissonner en pensant que les monstres, finalement, ne sont pas si éloignés que ça de la réalité…
Résumé
(source éditeur)
Dans les replis du pouvoir se cachent une poignée d’êtres qui jouissent du Talent. Dans l’ombre, ils murmurent à l’oreille des puissants, déclenchent des guerres et tuent sans se salir les mains. Des vampires psychiques qui se livrent à une partie d’échecs barbare où les hommes ne sont que des pions. Saul Laski a été l’une de leur victime, en 1942, alors qu’il se trouvait dans un camp d’extermination. Il a réussi à fuir, marqué dans sa chair et son esprit par l’expérience de la Talent, et s’est juré de retrouver son bourreau, l’Oberst. Après quarante ans de traque, des meurtres inexpliqués en Caroline du Sud le mettent enfin sur la piste de l’ancien nazi. Accompagné de Natalie Preston, une jeune femme à la recherche des assassins de son père, il n’a jamais été si près du but.
Mais les marionnettes peuvent-elles rompre leurs fils ?
Prix Locus du meilleur roman d’horreur – 1990 ; Prix Bram Stocker du meilleur roman – 1990 ; Prix British Fantasy du meilleur roman – 1990.
Editeur : Pocket – Traduction : Jean-Daniel Brèque – Date de parution : 14/10/2021 – 1200 pages
L’Auteur
(source éditeur)
Né en 1948 dans l’Illinois, diplômé de littérature, Dan Simmons a été enseignant pendant quinze ans. Auteur d’une trentaine de romans et recueils de nouvelles, traduit dans 27 pays, lauréat de plus de trente prix dont les prestigieux prix Hugo, Locus, Word Fantasy, Bram Stoker ou encore British Science-fiction, il est un maître incontesté de la science-fiction depuis Les Cantos d’Hypérion et le dyptique Ilium/Olympos. Mais l’auteur explore d’autres veines comme le thriller horrifique (Nuit d’été, Les Fils des Ténèbres, Les Chiens de l’hiver) ou le policier (L’Épée de Darwin), notamment dans ses recueils de nouvelles (L’Amour, la Mort, Le Styx coule à l’envers). L’on pourrait également citer dans ses ouvrages les plus importants : L’Homme nu, Terreur, L’Abominable, sans compter son chef-d’œuvre L’Échiquier du Mal. Tous ses romans sont publiés aux éditions Robert Laffont et repris chez Pocket.
D’autres avis
Sometimes a book – …
Il fait partie des nombreux livres sur ma liste d’achat à effectuer quand j’aurais réduit ma PAL.
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La PAL, vaste sujet, en tout cas je ne peux que t’encourager à le noter pour plus tard.
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Tu sais que tu me donnes envie de le relire là !!
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Hé hé, vas-y, fonce !
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Je l’ai quelque part dans une bibliothèque. Il faudrait que je le lise un jour. Merci pour cet avis 🙂
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Allez hop, au boulot ! (et de rien !)
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EN ligne de mire depuis trop longtemps… ta chronique m’incite à me plonger dedans rapidement!! merci 😉
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Bonne lecture !
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Eh beh.. grosse bête. Ca semble tentant. Peut-être un jour.. ^^
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Ca se lit très vite et très bien, étonnamment.
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Ohoh. Si je m’étais posé la question, j’aurais probablement cru que c’était de la SF avec des armées à commander comme des pièces sur un échiquier. Je n’avais aucune idée qu’il s’agissait de ça. ^^
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C’est bien une partie d’échecs, d’ailleurs il y a un découpage qui le met en avant. Les monstres s’amusent…
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Il fait partie des livres que je me suis promis de lire un jour, mais il faut d’abord que je reprenne Hypérion pour terminer la série 😉
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Je crois que c’était mon premier dan Simmons même avant Hypérion. Une vraie claque ! inimaginable à la lecture du titre amha.
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C’est vrai que le titre ne rend pas forcément compte du caractère puissant de l’horreur du livre !
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